samedi 17 avril 2010

"Chagrin d'école", de Daniel Pennac

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En tant qu'enseignant privilégié (je ne dis jamais "prof", ça me fait penser aux nains de Blanche-Neige ou à la Star Ac'), j'ai été pas mal chamboulé par le dernier livre sans images que j'ai lu...
C'est l'autobiographie d'un ancien cancre, devenu professeur de français et écrivain célèbre, "sur la douleur de ne pas comprendre et ses effets collatéraux sur les parents et les professeurs".
Extraits choisis...
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"Le prof a dit que... ", ils connaissent. L'espoir placé par le cancre dans la litanie, oui... Les mots du professeur ne sont que des bois flottants auxquels le mauvais élève s'accroche sur une rivière dont le courant l'entraîne vers les grandes chutes. Il répète ce qu'a dit le prof. Pas pour que ça ait du sens, pas pour que la règle s'incarne, non, pour être tiré d'affaire, momentanément, pour qu'"on me lâche". Ou qu'on m'aime.
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Plus que tout, certains professeurs me reprochaient [ma] gaité. C'était ajouter l'insolence à la nullité. La moindre des politesses, pour un cancre, c'est d'être discret : mort-né serait l'idéal. Seulement, ma vitalité m'était vitale, si je puis dire. Le jeu me sauvait du chagrin qui m'envahissait dès que je retombais dans ma honte solitaire.
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Il faudrait inventer un temps particulier pour l'apprentissage. Le présent d'incarnation, par exemple. [...] Seulement, pour que la connaissance ait une chance de s'incarner dans le présent d'un cours, il faut cesser d'y brandir le passé comme une honte et l'avenir comme un châtiment.
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Une constatation préalable : adultes et enfants, on le sait, n'ont pas la même perception du temps. [...] Or, pour le petit, chacune de ces années-là vaut un millénaire ; à ses yeux son futur tient tout entier dans les quelques jours qui viennent. Lui parler de l'avenir c'est lui demander de mesurer l'infini avec un décimètre. Si le verbe "devenir" le paralyse, c'est surtout parce qu'il exprime l'inquiétude ou la réprobation des adultes. [...] A chaque jour suffit sa peine, et à chaque heure dans cette journée, pourvu que nous y soyons pleinement présents, ensemble.
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C'est "Alice au pays des merveilles", votre emploi du temps : on prend le thé chez le lièvre de mars et on se retrouve sans transition à jouer au croquet avec la reine de coeur. [...] Et ça se donne des allures de rigueur, par-dessus le marché, une absolue pagaille taillée comme un jardin à la française, bosquet de 55 minutes par bosquet de 55 minutes. [...] Le hasard sans la surprise, un comble !
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C'est leur vitesse d'incarnation qui distingue les bons élèves des élèves à problèmes. [...] Si je veux espérer leur pleine présence mentale, il me faut les aider à s'installer dans mon cours. [...] Une seule certitude, la présence de mes élèves dépend étroitement de la mienne : [...] de ma présence physique, intellectuelle et mentale, pendant les 55 minutes que durera mon cours.
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Une bonne classe, ce n'est pas un régiment qui marche au pas, c'est un orchestre qui travaille la même symphonie. Et si vous avez hérité du petit triangle qui ne sait faire que ting ting, ou de la guimbarde qui ne fait que bloïng bloïng, le tout est qu'il le fassent au bon moment, le mieux possible [...]. Le problème, c'est qu'on veut leur faire croire à un monde où seuls comptent les premiers violons. [...] Et que certains collègues se prennent pour des Karajan qui supportent mal de diriger l'orphéon municipal.
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Le jeu est la respiration de l'effort, l'autre battement du coeur, il ne nuit pas au sérieux de l'apprentissage, il en est le contrepoint. Et puis jouer avec la matière c'est encore nous entraîner à la maîtriser. Ne traitez pas d'enfant le boxeur qui saute à la corde, c'est imprudent.
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Pour qu'ils [mes élèves] aient une chance d'y arriver, il fallait leur réapprendre la notion même d'effort, par conséquent leur redonner le goût de la solitude et du silence, et surtout la maîtrise du temps, donc de l'ennui. Il m'est arrivé de leur conseiller des exercices d'ennui, oui, pour les installer dans la durée.
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Quelle que soit la matière qu'il enseigne, un professeur découvre très vite qu'à chaque question posée, l'élève interrogé dispose de trois réponses possibles : la juste, la fausse et l'absurde. [...] Or, la condition sine qua non pour libérer le cancre de la pensée magique, c'est le refus catégorique de noter sa réponse si elle est absurde. [...] En acceptant de tenir pour fausses les réponses absurdes de mon élève, je cesse de le considérer comme un élève [...]. Mais ce faisant, je m'annule moi-même comme professeur ; ma fonction pédagogique cesse auprès de cette fille ou de ce garçon qui, à mes yeux, refusent de jouer le rôle d'élève.
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Aucun doute, si le cancre que je fus était né il y a une quinzaine d'années, [...] il l'aurait adoré, cette époque qui, si elle ne garantit aucun avenir à ses mauvais élèves, est prodigue en machines qui leur permettent d'abolir le présent ! Il aurait été la proie idéale pour une société qui réussit cette prouesse : fabriquer des obèses en les désincarnant.
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Pour finir, une belle vidéo de Daniel Pennac lisant un extrait de son livre : ici.
Et un site entièrement dédié aux cancres : http://www.cancres.com/

4 commentaires:

Ane-Vert a dit…

En lisant ce livre je m'étais dit que l'Education Nationale ne devrait recruter que des professeurs pouvant prouver qu'ils avaient été des cancres patentés pendant une partie de leur scolarité. Le critére n'est sans doute pas suffisant, par exemple j'ai été un cancre absolu durant deux à trois ans et je ferais néanmoins un très mauvais prof, mais ça serait un bon socle de départ.

A lire aussi dans ce genre "le club des cancres" d'André Dhôtel qui portait une grande attention aux cancres et l'était resté dans une car il aimait par dessus tout l'école buissonnière. J'ai rencontré plusieurs de ses élèves et tous m'ont dit qu'il avait changé leur vie.

Thierry D. a dit…

J'ai moi-même été un cancre - gentil, mais qui ne comprenait rien - vers l'âge de 20 ans (j'ai redoublé 3 classes d'affilée).
Comme enseignant, ça m'a rendu compréhensif : je ne dis jamais à mes élèves "Mais c'est facile ! Pourquoi vous ne comprenez pas ?" : c'est toujours facile après avoir compris, jamais avant.
Ce qui est très utile aussi, c'est de faire des stages de formation théoriques... 7 heures le cul sur une chaise, en face d'un "formateur". Ca aide à comprendre le calvaire des élèves et ça donne envie d'organiser ses cours autrement !

Et merci pour le conseil de lecture, ça m'intéresse !

Anonyme a dit…

Content que tu l'ai lu, en te le conseillant je ne prenais pas beaucoup de risque... N'est-ce pas ?

Eric Duflot

Thierry D. a dit…

Non Eric, pas de risque d'être déçu !
Certaines évidences méritaient d'être rappelées ; et il a même réussi à me convaincre sur certaines pratiques que je jugeais démago (le "jeu", par exemple).
D'après un collègue de Français, Pennac n'a fait que recycler ce que d'autres ont écrit bien avant lui. Ce n'est pas grave, je suis favorable au recyclage !